Article publié sur le site de AQEPA.org
Si le retour à l’école est fortement recommandé par le gouvernement spécifiquement pour les élèves HDAA, il faut considérer qu’il représente aussi un véritable enjeu d’accessibilité communicationnelle pour les jeunes ayant une surdité, notamment dans l’éventualité où des enseignants ou des intervenants porteraient des masques de protection, ou en raison des mesures de distanciation sociale.
Aussi, après avoir été contactées par plusieurs interprètes et expertes en adaptation, et afin de soutenir le réseau de l’éducation dans ses démarches :
Nous avons élaboré un sondage pour recenser les besoins, les inquiétudes et les préoccupations des élèves ayant une surdité et de leurs parents (questions en français et LSQ)
Nous avons également organisé plusieurs rencontres de réflexion avec des intervenantes mobilisées pour la réussite des jeunes ayant une surdité - tant dans les écoles et les classes spécialisées que régulières - afin de mettre en commun nos idées et proposer quelques pistes de solution à explorer.
Voici donc les données significatives issues de notre sondage et de nos rencontres, les diverses adaptations envisagées et enfin nos recommandations et nos propositions pour soutenir le réseau de l’éducation dans son plan de reprise graduelle.
Des données significatives
Comme nous pouvions l’imaginer, notre sondage révèle actuellement que 73% des élèves s’appuient sur la lecture labiale, et la même proportion dispose d’un système MF.
40% des répondants mentionnent n’avoir eu aucun ou trop peu de suivi ou contact avec les enseignant ou intervenants ou avoir reçu trop peu de matériel pédagogique adapté aux besoins de leur enfant. En effet, plusieurs exercices à faire à la maison sont basés sur des textes écrits très longs ou sur des vidéos non accessibles.
Nous constatons une grande hétérogénéité dans les démarches pour assurer la continuité pédagogique, laissant de nombreux élèves et parents livrés à eux-mêmes face à du contenu trop généraliste. Pourtant, 67% des répondants ont besoin, habituellement, de personnel de soutien (interprètes, orthopédagogues, orthophonistes, techniciennes en éducation spécialisée, etc.).
Plus de 40% des répondants ont signalé qu’un retour à l’école représenterait un risque pour la santé de l’élève ou pour celle des membres de sa famille, ou évoquent une suspicion de risque, ou une inquiétude particulière.
Pour cette grande part d’élèves qui ne retournerait donc pas immédiatement à l’école : 56% souhaitent recevoir de l’aide pédagogique (aide aux devoirs), plus de 40% souhaitent recevoir du soutien direct des enseignants ou des divers intervenants (orthopédagogue, interprètes, TES, orthophoniste, voire aide à domicile...) et plus de 70% souhaitent recevoir du contenu pédagogique adapté. Seuls 14% pourraient suivre les cours à distance ou utiliser du contenu pédagogique régulier de manière autonome.
Enfin, certains parents ont reçu beaucoup de contenu pédagogique généraliste et adapté et ont mentionné ne plus savoir lequel prioriser.
Autres inquiétudes particulières partagées par les répondants :
Transport scolaire : La moitié des répondants se montrent inquiets quant à la disponibilité du transport scolaire et à la difficulté de mise en place des mesures de distanciation sociale ou protections dans le transport (bus ou berlines remplis, transports en commun, taxis....)
Mesures de protection et distanciation sociale à l’école :
Ressources humaines : manque de disponibilité du personnel de soutien, coupures des heures d’interprétariat, risque pour le personnel âgé, risque de contagion pour les enseignants et intervenants itinérants, nouveaux intervenants et enseignants ne connaissant par les besoins communicationnels des élèves et les stratégies de communication à mettre en place, etc.
Outils technologiques :
Inégalités d’accès aux équipements technologiques pour continuer l’école à la maison :
Autres :
Les élèves qui étaient déjà les plus en difficultés ou les plus vulnérables sont ceux qui ont le plus décroché depuis la fermeture des écoles.
Les intervenants craignent une perte des acquis académiques, sociaux et linguistiques particulièrement pour les élèves en enseignement bilingue français-LSQ dont les parents ne sont pas locuteurs de la LSQ.
Le retour en classe qui serait peut-être trop anticipé ou risqué pour certains jeunes dont les parents se fieraient uniquement sur les recommandations du gouvernement concernant les EHDAA, ou à l’inverse, qui serait repoussé par des parents qui craignent un manque d’adaptation des mesures de protection pour répondre aux divers besoins de leur enfant (surdité ou autres troubles associés).
Nombreux questionnements quant à la date de la reprise (trop proche des vacances, ou trop précipité), aux risques pour la santé physique (crainte d’une nouvelle vague de contamination) et mentale (anxiété) des élèves, et aux risques d’échec scolaire l’année prochaine.
Les adaptations envisagées
Les premières données démontrent que les deux situations de reprise de l’école demanderont d’importantes adaptations : a) Si les élèves retournent à l’école et b) si les élèves restent à la maison.
a. Retour à l’école
Notre premier groupe de travail a étudié et envisagé plusieurs mesures d’adaptation.
Voici dans un premier temps celles qui ont été écartées et la justification :
Les masques de protection réguliers, qui seront notamment fournis en service de garde, mais non recommandés pour l’instant au niveau primaire, empêchent la lecture labiale. L’option des masques avec vitres a donc été étudiée. Malheureusement, leur fabrication et leur utilisation n’est pas encore approuvée ni encadrée au Canada, et après plusieurs tests de port avec parole continue, ils s’avèrent inadaptés à un port sur une longue durée (accumulation rapide de buée et de gouttelettes). Les visières représentent les mêmes inconvénients et ne sont pas utilisables par les interprètes en LSQ et LPC (leurs mains devant s’approcher de leur visage).
Les interprètes soulignent également que le port des gants sur une longue durée représenterait trop d’inconfort visuel pour l’élève et n’assureraient pas de mesure de protection efficace pour le porteur.
Enfin, il est nécessaire de souligner qu’un éloignement de 2 mètres entre l’élève ayant une surdité et son enseignant et/ou son interprète représenterait un obstacle communicationnel (augmentation de l’effort nécessaire à la compréhension).
Après réflexion, les mesures suivantes seraient à étudier, à mettre en place et à adapter selon les besoins de l’élève :
De manière générale : Assurer un placement permettant à l’élève de voir le visage de l’enseignant et/ou celui de l’interprète et maximiser les indices visuels en tout temps.
Système MF : prévoir des consignes claires et des fournitures pour désinfecter le système avant de le transmettre à un autre enseignant. Utiliser une pince plutôt que le cordon pour le cou (le tissu étant plus difficile à désinfecter). Il sera nécessaire de s’assurer que le port du masque n’altère pas la qualité sonore. Pour les enfants qui auraient besoin d’aide pour installer leur système MF, se placer en arrière de lui, utiliser des gants (voire un masque) pour la durée de l’intervention.
Interprète :
Masques :
Enfin, les enseignants et intervenants - et plus particulièrement ceux qui seront affectés auprès d’élèves qu’ils ne connaissent pas - devront être sensibilisés aux stratégies de communication à mettre en place avec ces élèves, et devront être prêts à répéter ou reformuler plus souvent car les diverses mesures de protections et d’éloignement représenteront des obstacles supplémentaires à la compréhension pour les élèves ayant une surdité.
b. École à la maison
Nombreux seront les élèves qui ne retourneront pas à l’école avant septembre. Dans ce contexte et comme Monsieur Roberge l’a mentionné, il sera nécessaire de mettre à leur disposition les outils et le matériel pour assurer la continuité pédagogique et plus particulièrement pour les élèves HDAA.
Afin que les élèves qui le souhaitent et le peuvent soient en mesure de suivre leurs cours à distance, il faudra :
S’assurer qu’ils disposent du matériel informatique nécessaire (ordinateur portable/tablette) offrant une qualité sonore adéquate (vérifier la qualité du système de son et les aides de suppléance à l’audition compatibles - n’hésitez pas à vous rapprocher de votre audiologiste). Pour ce faire, il faudra recenser et répondre aux besoins en équipement et en accès internet (tout en clarifiant les critères d’attribution) et permettre aux parents de récupérer le matériel de l’enfant laissé à l’école.
S’assurer que l’élève puisse s’installer dans un environnement calme, sans nuisance sonore et sans écho.
S’assurer que l’interprète ou l’intervenant de soutien aura accès aux outils et documents partagés par l’enseignant.
Fournir aux élèves des tutoriels accessibles pour l’utilisation des outils de visioconférence.
À noter : l’interprétation des cours à distance, bien qu’envisageable pour certains, risque de s’avérer très demandante tant pour l’élève que pour l’interprète. Ce dispositif semble plus viable pour des sessions de courtes durées (1h ou 2h).
Comme mentionné dans l’analyse préliminaire de nos données, il sera indispensable de produire, rassembler et mettre à disposition du contenu pédagogique adapté aux besoins communicationnels des élèves qui ne pourront retourner en classe. Actuellement la grande majorité des vidéos disponibles sur ecoleouverte.ca et de nombreuses vidéos de la plateforme Alloprof ont seulement des sous-titres automatiques peu fiables. Il existe trop peu de vidéos avec codage LPC ou interprétation LSQ... Pourtant, nous savons que plusieurs intervenants et experts ont développé des outils et contenus accessibles, sur une base volontaire.
Il sera toutefois nécessaire de clarifier les objectifs pédagogiques pour les semaines à venir et créer des programmes quotidiens ou hebdomadaires, selon les niveaux, afin d’aider les élèves et les parents à prioriser et à utiliser les contenus transmis de manière optimale. Enfin, pour toutes les familles ne possédant pas d’imprimante, il sera important d’offrir l’envoi à domicile de contenu pédagogique imprimé si demandé.
Une aide individualisée sera nécessaire et devra être offerte, sur une base régulière, par l’équipe pédagogique selon les besoins de l’élève (enseignant, TES, orthopédagogue, interprète, orthophoniste...), en se basant sur son plan d’intervention.
Nos recommandations et nos propositions
Au vu des précédents éléments, nous recommandons :
d’étudier les différentes options de matériel de protection qui permettraient aux jeunes d’avoir accès à la lecture labiale et à la proximité nécessaire avec leur interprète ou personnel de soutien et s’assurer, de manière plus générale, que la reprise de l’école ne se fasse pas de manière discriminatoire ;
de reprendre les rencontres de plan d’intervention (pour adaptation si nécessaire et pour préparation de l’année prochaine) et sensibiliser tous les enseignants et les équipes-écoles à la nécessité de prendre en compte les besoins communicationnels des jeunes ayant une surdité, surtout dans ce contexte particulier, et à l’importance essentielle des mesures d’adaptations dont ils bénéficient ;
d’étudier les possibilités d’affectation des membres des équipes de soutien pédagogique dont les établissements ne seront pas ouverts ou dont les élèves suivis ne seront pas de retour à l’école pour offrir du soutien individualisé et pour développer du contenu pédagogique adapté si nécessaire, et/ou la mise sur pied d’équipes de soutien avec des intervenants des centres de réadaptation pour rejoindre les élèves ayant le plus de difficultés et mettre en place des suivis et outils adaptés à leurs besoins ;
de favoriser la concertation et le partage de pratiques et de contenu entre les différents professionnels et intervenants en adaptation scolaire ;
de rassembler dans un répertoire dédié aux élèves ayant une surdité et à leurs parents le contenu pédagogique adapté à leur besoin, par niveau et étiqueté par mode de communication.
Nous vous assurons de notre entière collaboration pour la mise en œuvre de ces mesures et, en ce sens, l’AQEPA se porte volontaire pour vous soutenir le réseau de l’éducation dans ses travaux et réflexions.
En effet, nous sommes d’ores et déjà en contact avec plusieurs spécialistes ou intervenants en adaptation scolaire, nous avons déjà commencé à recenser et produire des outils pédagogiques accessibles et plusieurs associations régionales offrent de l’aide pédagogique adaptée et proposeront pendant l’été des activités (virtuelles ou non - selon l’évolution des directives) qui permettront la consolidation des acquis pédagogiques, sociaux et linguistiques.
La crise actuelle représente un grand bouleversement et exacerbe, malheureusement, les inégalités. Les disparités de pratiques, de moyens, de compréhension ou de considération des enjeux des jeunes ayant une surdité d’une commission scolaire ou d’un établissement scolaire à l’autre se retrouvent amplifiées dans ce contexte. Néanmoins, nous constatons que cette période difficile révèle une mobilisation, une solidarité et une créativité dont nous devons profiter, pour passer au travers de cette crise mais également pour mettre en place de nouvelles pratiques favorisant l’inclusion sociale qui pourraient être pérennisées : plusieurs interprètes, orthopédagogues et personnels de soutien nous ont partagé leur grande motivation à retourner en classe et/ou à mettre en place de nouvelles mesures d’adaptations qu’ils ont développées et à les partager !
Comme l’a mentionné Monsieur le Ministre Roberge, « les deux prochaines semaines seront utiles en concertation et en dialogue pour établir les balises qui faciliteront le retour à l’école ». C’est pourquoi nous avons transmis toutes ces informations au Ministère de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur et les avons assuré de notre entière collaboration.